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Le Conseil d’État, juge de paix de la guerre du camembert ?

La guerre du camembert, qui déchire depuis près de cent ans l’ingouvernable pays aux 258 fromages, va-t-elle connaître son épilogue, suite à l’ordonnance du juge des référés du Conseil d’Etat n°447374 du 24 décembre 2020 ? Pour répondre à cette question, un rappel historique s’impose.

Selon la légende, tout aurait commencé à la fin du XVIII° siècle, lorsqu’un prêtre réfractaire fuyant la Terreur révolutionnaire aurait trouvé refuge dans le village de Camembert (dans l’actuel département de l’Orne). Là, il aurait montré à une jeune fermière nommée Marie Harel la recette du brie, que celle-ci aurait modifiée pour obtenir finalement le Camembert que nous connaissons… Ce qui est plus certain, c’est que le succès commercial du camembert apparaît à la fin du XIX° siècle. Pour satisfaire la demande, il fallut augmenter la production et, partant, l’industrialiser. Dans un premier temps, cette production industrielle respecta la tradition, caractérisée notamment par l’usage exclusif de lait cru[1]. Mais au fil du temps, la tentation de s’éloigner de la tradition l’emporta chez certains.

C’est ainsi que naquit, dans les années 1920, un conflit appelé à perdurer : celui opposant producteurs artisanaux revendiquant un processus de fabrication traditionnel, et notamment le recours au lait cru, d’une part, et producteurs industriels moins soucieux de tradition, recourant notamment au lait pasteurisé (ou thermisé), d’autre part[2].

L’une des pierres d’achoppement tenait à ce que les industriels, cherchant à donner des gages d’authenticité à leur production, prirent l’habitude de commercialiser leurs camemberts avec la mention « Fabriqué en Normandie », qui n’impliquait guère d’obligations juridiques précises. Déplorant ce procédé, les producteurs artisanaux entamèrent en 1976 des démarches auprès de l’Institut National de l’Origine et de la Qualité (ci-après INAO), afin d’obtenir une nouvelle appellation d’origine contrôlée (ci-après AOC)[3].

Ces démarches furent couronnées de succès et c’est ainsi que le décret n°83-778 du 31 août 1983 approuva une nouvelle AOC dénommée « Camembert de Normandie », à ne pas confondre, donc, avec l’appellation plus ancienne « Fabriqué en Normandie », étrangère à toute AOC. La nouvelle AOC comportait un cahier des charges strict (race du troupeau, aire géographique, nourriture du troupeau etc.) et imposait notamment l’usage exclusif du lait cru. Précision importante : le décret de 1983 permettait expressément l’utilisation de la dénomination « Fabriqué en Normandie » pour les camemberts hors AOC.

Coexistaient donc, sur les étals, deux types de camembert : ceux relevant de l’AOC, étiquetés « Camembert de Normandie », élaborés exclusivement avec du lait cru, et ceux hors AOC, souvent étiquetés « Fabriqué en Normandie », élaborés soit avec du lait cru (rarement), soit avec du lait pasteurisé ou thermisé (plus fréquemment). On le voit, pour le consommateur, le risque de confusion induit par cette subtilité sémantique était réel.

Le décret de 1983 fut ultérieurement abrogé par le décret n°86-1361 du 29 décembre 1986, qui maintint l’ambiguë coexistence entre la mention AOC « Camembert de Normandie » et la mention hors AOC « Fabriqué en Normandie ».

Mais ce compromis ne satisfaisait personne. Ainsi, les tenants de la tradition estimaient que la protection que leur apportait l’AOC était en partie neutralisée tant que perdurait l’usage de la mention « Fabriqué en Normandie ». En outre, ils déploraient certains coups bas, notamment quand fut propagée l’idée que les fromages au lait cru comportaient plus de risque de listeria que ceux au lait pasteurisé ou thermisé, authentique infox avant l’heure[4]. Quant aux industriels, ils tentaient de convaincre l’INAO d’assouplir le cahier des charges de 1986, afin que le lait pasteurisé (ou thermisé) fût autorisé par l’AOC, dernière étape avant leur victoire totale[5].

Bref, la guerre du camembert se poursuivait jusqu’en 2008, date à laquelle les industriels essuyèrent un revers de taille. En effet, suivant l’avis défavorable de l’INAO, le pouvoir réglementaire adopta le décret n°2008-984 du 18 septembre 2008 qui non seulement n’assouplit pas le cahier des charges dans le sens demandé par les industriels, mais qui en outre abrogea les dispositions du décret de 1986 qui autorisaient l’utilisation de la mention « Fabriqué en Normandie » pour les camemberts hors AOC.

Cette abrogation créait une situation peu claire : la mention « Fabriqué en Normandie » était-elle désormais interdite ou était-elle toujours tolérée puisque non expressément interdite ? Les industriels optèrent pour la seconde hypothèse, au grand dam des tenants de la tradition.

En 2012, une fois n’est pas coutume, la réglementation européenne est venue fragiliser la position des industriels. En effet, l’article 13 du règlement n°1151/2012 du Parlement européen et du Conseil du 21 novembre 2012 a substantiellement renforcé la protection des AOP, de sorte que la mention « Fabriqué en Normandie » pouvait plausiblement être considérée comme de nature à induire le consommateur en erreur et, partant, être illicite.

Galvanisés, les tenants de la tradition souhaitaient que la DGCCRF réprime la mention « Fabriqué en Normandie », ce que celle-ci regimbait à faire, ne désespérant pas que d’ultimes négociations entre les frères ennemis du camembert aboutissent à un armistice. Etonnamment, ceci faillit se produire. En effet, le 22 février 2018, sous l’égide de l’INAO, les acteurs de la filière s’entendirent sur un projet de compromis, qui prévoyait la création de deux nouvelles AOC : l’une, intitulée « véritable camembert de Normandie », reprenant l’ancienne AOP, et notamment l’exigence de 100% de lait cru ; l’autre, intitulée « camembert de Normandie », autorisant l’usage de lait pasteurisé sous certaines conditions. Quant à l’ancienne mention « Fabriqué en Normandie », elle disparaissait purement et simplement.

Ce laborieux projet de compromis reçut une avalanche de critiques. Une partie du camp de la tradition dénonçait une capitulation dans la création d’une nouvelle AOP qui, horresco referens, autorisait le lait pasteurisé[6]. L’autre partie tentait de se convaincre que ce compromis était acceptable[7]. Pour les industriels, l’interdiction expresse de la mention « Fabriqué en Normandie » s’avérait une concession douloureuse. Quant au consommateur, on peinait à comprendre en quoi cette valse des étiquettes améliorait son information : à titre d’exemple, où était le progrès, lorsque la nouvelle mention « Camembert de Normandie », naguère garantie de lait cru, signifiait désormais lait pasteurisé ou thermisé ?

Cette « paix boiteuse et mal assise »[8] augurait mal de l’avenir et sans réelle surprise, les négociations achoppèrent définitivement en mars 2020. Ainsi, l’ancienne AOP restait en vigueur, le projet de deux nouvelles AOP était enterré et le conflit pouvait repartir de plus belle, avec en point d’orgue le retour d’une question juridique aux importants enjeux financiers : les producteurs industriels avaient-ils le droit d’utiliser la mention « Fabriqué en Normandie » pour des camembert au lait pasteurisé ou thermisé ?

Désormais, la DGCCRF ne pouvait plus tergiverser : il fallait qu’elle fixât les acteurs de la filière. C’est bien ce qu’elle finit par faire, sinon avec enthousiasme, du moins avec une grande clarté, dans un avis daté du 9 juillet 2020. Après avoir indiqué que « la mise en exergue de la mention « fabriqué en Normandie » n’est pas possible sur un fromage ne répondant pas au cahier des charges de l’AOP car elle est de nature à constituer une violation de l’article 13 du règlement 1151/2012 et de l’article L.722-1 du code de la propriété intellectuelle »[9], l’administration a accordé aux opérateurs concernés un délai allant jusqu’au 31 décembre 2020 « aux fins de mise en conformité de leurs étiquetages ». Et la DGCCRF ajouta que passé ce délai, elle actionnerait « toutes les voies de droit nécessaires à la pleine protection de la dénomination protégée “camembert de Normandie” ». En d’autres termes, la mention « Fabriqué en Normandie » était considérée comme une contrefaçon et à défaut de régularisation de leur étiquetage, les intéressés s’exposaient à des poursuites administratives et judiciaires.

Par un recours gracieux daté du 31 août 2020, les industriels n’ont pas manqué de demander au Ministre de l’Economie (autorité de tutelle de la DGCCRF) le retrait de l’avis du 9 juillet 2020. Cette demande ayant fait l’objet d’un refus tacite, les industriels (ou plus précisément le Syndicat normand des fabricants de camembert) saisirent le Conseil d’Etat d’une requête en référé suspension aux fins d’obtenir la suspension de l’avis litigieux.

Dans une ordonnance n°447374 datée du 24 décembre 2020, le Conseil d’Etat a rejeté la requête du fait de l’absence de doute sérieux sur la légalité de l’avis litigieux. En effet, le juge a considéré que la mention « Fabriqué en Normandie » ne peut être utilisée « que dans des conditions qui ne sont pas de nature à porter atteinte à la protection attachée à la dénomination “camembert de Normandie” ». Or, en l’espèce, « est susceptible de porter atteinte à celle-ci, (…) la ” mise en exergue ” de la mention ” fabriqué en Normandie ” dans des conditions, tenant notamment à la composition de l’étiquette, à la typographie utilisée [et] au graphisme, de nature à induire un risque de confusion dans l’esprit des consommateurs ».

Cette importante décision appelle deux commentaires particuliers.

En premier lieu, même s’ils ont gagné une importante bataille, les tenants de la tradition doivent rester prudents : la décision commentée a été rendue par le juge des référés et il convient d’attendre que le juge du fond se prononce. En l’état, on ne peut donc totalement exclure que celui-ci ait une appréciation différente de celui-là.

En second lieu, l’ordonnance du 24 décembre 2020 ne constituera sans doute pas « l’Edit de Nantes » de la guerre du camembert. En effet, le Conseil d’Etat n’a pas jugé la mention « Fabriqué en Normandie » intrinsèquement attentatoire à la mention « Camembert de Normandie » ; seule a été censurée la mise en exergue de celle-là « dans des conditions de nature à induire un risque de confusion dans l’esprit des consommateurs ». La décision commentée laisse donc aux industriels une marge de manœuvre non négligeable, dont il est à craindre qu’ils en fassent un usage immodéré[10]. Nul doute que le juge administratif, mais aussi le juge judiciaire, seront appelés à trancher de prochaines contestations.


[1] Le lait cru ne fait l’objet d’aucun chauffage, contrairement au lait pasteurisé (chauffé à 63° pendant 30 minutes ou à 72° pendant 15 secondes) et au lait thermisé (chauffé à 45° pendant 30 minutes ou à 72°c pendant une seconde). La pasteurisation et la thermisation séduisent les industriels en ce qu’elles permettent une plus longue conservation. Pour ce qui est des consommateurs, disons que, même s’il peut exister de bons fromages au lait pasteurisé ou thermisé, la richesse aromatique du lait cru est inégalable.

[2] Pour un rappel historique plus approfondi, voir P. Légasse, Les derniers vrais fromages de France, Marianne, Hors-série, juin 2016, p.52.

[3] En France, la première législation sur les AOC remonte à 1905… Notons également que, faute d’avoir été l’objet d’une protection, la dénomination « camembert » est tombée dans le domaine public (elle est donc générique), ce que la cour d’appel d’Orléans devait confirmer dans un arrêt du 20 janvier 1926.

[4] Voir en ce sens R. Barthélemy et A. Sperat-Czar, Guide du fromage, Hachette, 2003, p.17 et P. Légasse, Les derniers vrais fromages de France, op. cit., p.106.

[5] Il est vrai qu’en termes de production, la différence d’échelle est sans appel : aujourd’hui, on estime que 9 camemberts sur 10 sont au lait pasteurisé ou thermisé, soit une production annuelle de 60 000 tonnes pour le secteur hors AOC contre 5400 tonnes pour le secteur AOC.

[6] V. Richez-Lerouge, « C’est le camembert de Normandie AOP au lait cru qu’on assassine », Libération, 14 mai 2018.

[7] P. Légasse, « Ne pas se tromper de cible », Marianne, 25 mai 2018.

[8] La paix très précaire qui résulta du traité de Saint-Germain-en-Laye du 8 août 1570, qui mit fin à la troisième guerre de religion, fut qualifiée de « boiteuse et mal assise », car parmi ses négociateurs, l’un boitait et l’autre était seigneur de Malassis…

[9] L’article L.722-1 alinéa premier du code de la propriété intellectuelle dispose que « toute atteinte portée à une indication géographique en violation de la protection qui lui est accordée par le droit de l’Union européenne ou la législation nationale constitue une contrefaçon engageant la responsabilité de son auteur ».

[10] Il est vrai que les techniques du marchandisage ont déjà été très sollicitées : « Lait d’origine France », « Moulé à la louche », « Fabriqué au pays d’Auge », « 100% lait normand », « Camembert de campagne », « Au bon lait normand », « Au lait de fermes sélectionnées » outre moultes médailles de toute couleur et toute taille, constituent autant d’exemples de mentions fréquemment utilisées pour évoquer, avec plus ou moins de sincérité, le souvenir de Marie Harel.